CHAPITRE XV

Je ne pensais pas, lorsque j’ai commencé à écrire ces pages, il y a un mois, que les choses prendraient une tournure aussi dramatique. J’étais même plutôt optimiste, car Pflat commençait à se montrer plus ouvert, plus cordial. Je croyais qu’il n’allait pas tarder désormais à nous faire part de ses desseins, et que tout irait pour le mieux. Or, ce que Mihiss a découvert est effroyable…

J’ai écrit hier soir les pages qui précèdent, juste après notre retour de la salle où nous avions eu les horribles visions. Vingt-quatre heures se sont écoulées depuis, qu’il me faut maintenant rapporter. Car de nouveaux événements se sont produits, des événements terribles. J’écris vite, car le temps presse… Il fait nuit déjà depuis plusieurs heures, et avant l’aube…

Mais reprenons les choses au début de cette journée.

Je venais, dans le studio, d’avaler ma tasse de frimp en compagnie de mes trois compagnons, lorsque je sentis dans le dos l’attouchement que je connaissais bien. C’était très inhabituel. Jamais Pflat ne m’avait appelé le matin.

J’allai le rejoindre, m’efforçant de rendre mon visage aussi inexpressif et calme que possible. Il m’accueillit avec le sourire et me demanda si j’avais bien dormi. C’était la première fois qu’il me posait une question pareille. Je lui répondis que j’avais bien dormi.

— Vous avez l’air ému, mon petit Luigi, dit-il. Pourtant, j’espère que tout a bien marché avec Mihiss… Je me suis arrangé hier soir pour que vous soyez seuls tous les deux. Vous êtes d’accord, n’est-ce pas, pour que je vous marie ?

Je le regardai un moment. J’éprouvai pour lui un mélange d’horreur, de haine et d’admiration, car je ne pouvais cesser d’admirer la puissance de son esprit.

— Nous sommes d’accord, dis-je.

— C’est ce dont je voulais m’assurer. Tout est parfait. J’irai donc vous unir au début de l’après-midi. Vous ne ferez pas de voyage de noces, ce qui est une coutume, je crois, dans vos deux civilisations. Mais je vous donnerai quelques jours de congé. Et demain, je vous mènerai dans la salle des rêves, cette salle où il y a des rideaux et des miroirs. Vous y assisterez à un très beau spectacle. Mais après la cérémonie vous viendrez travailler un peu avec moi, car je ne peux pas bousculer de fond en comble mon programme. Nous tâcherons de ne faire qu’une courte séance…

— Je vous remercie, dis-je, en serrant les poings.

— Ah ! quand j’y serai, j’unirai aussi Sarahor et Mra… Car ils s’aiment, eux aussi… Je le leur ai fait avouer… Cela fera deux heures de plus… La vie est si courte et si incertaine… Allez le leur dire, mon petit Luigi.

— J’y vais, fis-je.

Je sortis assez précipitamment. Je n’étais pas sûr de pouvoir me contenir plus longtemps. La façon dont Pflat se comportait avec nous me paraissait empreinte du plus répugnant cynisme.

J’annonçai la nouvelle à Mra et à Sarahor. Ils manifestèrent une grande joie. Ils ne savaient pas encore, eux… Nous ne leur avions encore rien dit, ni à l’un ni à l’autre. Mihiss me prit la main.

« Quoi qu’il arrive, me dit-elle télépathiquement, je suis heureuse de devenir ton épouse, mon chéri… Même si c’est Pflat qui nous marie… »

Ce fut une cérémonie étrange.

Nous venions à peine d’achever notre repas, et les robots venaient d’emporter les plats vides, lorsque Pflat apparut. C’était la première fois que nous le voyions dans notre studio. Il avait autour du corps une sorte de banderole rouge et portait sur la tête une espèce de petite couronne bizarrement ouvragée, rouge elle aussi, et qui semblait faite de corail. Ce devaient être les insignes de son rang et de ses pouvoirs.

Nous nous étions levés à son entrée. Nous nous tenions debout – nous, quatre humanoïdes d’espèces différentes, mais de même essence – devant cette créature translucide et mystérieuse.

Pflat souriait. Il nous fit signe, à Mihiss et à moi, de nous avancer. Nous lui obéîmes. Mihiss me prit la main. Sa pensée passa aussitôt dans la mienne.

« Reste calme, Luigi… Reste calme, mon amour. »

C’était la première fois qu’elle me tutoyait. Mais sa recommandation n’était pas inutile. Elle avait pu se rendre compte que je n’avais pas décoléré de toute la matinée.

Pflat cessa de sourire. Son visage devint grave. Il se mit à parler, dans sa propre langue. Il paria durant deux ou trois minutes. Il récitait les formules rituelles qui précèdent le mariage. Je dois convenir qu’elles sont belles, émouvantes et nobles. Puis il s’adressa à Mihiss dans la langue de celle-ci :

— Mihiss, acceptez-vous de prendre pour époux Luigi Shraf, ici présent ?

— Oui, dit Mihiss d’une voix forte.

Il se tourna vers moi et me posa la même question, dans ma langue à moi. Je répondis « oui » moi aussi. Il toucha alors de son index la poitrine de Mihiss au niveau du cœur, puis toucha la mienne et déclara successivement dans nos trois langues :

— Je vous unis pour le meilleur et pour le pire.

La vieille formule sacrée, qui était aussi celle des Bomors. Pour le meilleur et pour le pire… Nous savions que ce serait pour le pire… Mais Pflat ne savait pas que nous le savions. Un large sourire revint sur son visage.

Mihiss crispait sa main dans la mienne. Et sa pensée me parvint :

« Je t’aime, Luigi, et je sais que tu m’aimes. Ne pensons pas à autre chose pour le moment. »

Mais déjà Pflat appelait Sarahor et Mra. La même cérémonie recommença, depuis le début, avec les formules rituelles en langue bomor. Quand ce fut fini, l’humanoïde à la peau verte et sa compagne à la peau bleue étaient rayonnants. Ils ne savaient pas, eux.

Pflat se défit de ses insignes et pressa sur le bouton avec lequel nous appelions nous-mêmes les robots quand nous avions besoin d’eux. Il leur dit quelques mots rapides. Ils disparurent et revinrent en portant des flacons et des gobelets.

— Je suis heureux de vous voir heureux, nous dit-il. Et pour fêter l’événement, je vais vous faire goûter le rlot, la liqueur des Bomors.

Il remplit nos gobelets. Je bus. C’était un breuvage agréable, et je sentis dans ma tête une douce chaleur, une sorte d’euphorie à laquelle, en d’autres circonstances, je me serais volontiers abandonné. Pflat vida coup sur coup trois gobelets. Il nous fit encore des compliments, nous dit qu’il nous aimait bien tous les quatre, puis il se tourna vers Mihiss et vers moi.

— Excusez-moi, nous dit-il, mais il faut pas oublier que nous avons une leçon… Ensuite, vous pourrez être tout à votre joie…

Nous le suivîmes dans son cabinet. Il prit place derrière son bureau. Mais la leçon ne commença pas immédiatement. Il nous débita encore des propos sur le caractère éphémère du bonheur et nous dit qu’il fallait en profiter au maximum quand on avait la chance de le tenir dans ses mains… Il semblait un peu ivre. Il ne s’était jamais montré aussi cordial.

Brusquement, la porte s’ouvrit et deux Bomors pénétrèrent dans la pièce. Je reconnus Grlokl, que j’avais déjà vu deux fois. Je n’avais jamais vu l’autre.

Je me retirai, pour obéir à la consigne que Pflat m’avait donnée. Mais Mihiss resta dans la pièce, comme elle l’avait toujours fait en pareil cas. Les Bomors, en effet, ignoraient qu’elle connaissait leur langue, et les visiteurs ne s’occupaient pas plus de nous que si nous n’existions pas.

Je regagnai le studio. Il était désert. Sarahor et Mra avaient dû s’enfermer dans une de leurs chambres. Je me gardai d’aller les déranger. Pendant deux heures, je ruminai sur la situation dans laquelle nous nous trouvions. Elle me semblait sans issue.

Quand Mihiss revint, elle était horriblement pâle, elle qui était toujours si rose. Elle m’entraîna vers le sofa, me prit les mains et se mit à me parler télépathiquement.

« Il y a du nouveau, Luigi… Et c’est terrible… J’ai suivi leur conversation de bout en bout… On va nous envoyer demain avec les autres… Au Bzolkr… »

« C’est affreux… Ce Pflat est d’un cynisme !… »

« Non, Luigi… Pflat a fait tout ce qu’il pouvait pour nous garder… Ils se sont terriblement disputés à notre sujet… Ils criaient à m’en assourdir… Les deux autres reprochaient à Pflat ses négligences, ses lenteurs, ses trop grandes complaisances envers nous… Ils disaient que les expériences faites sur nous étaient maintenant terminées et avaient même déjà reçu leurs applications… Qu’il y avait déjà longtemps que notre présence ici n’était plus nécessaire… Pflat protestait, disait qu’il se refusait absolument à faire ce qu’on lui demandait, qu’il ne voulait plus jamais se mêler de rien… Il les a même injuriés… Il était un peu ivre, tu l’avais remarqué… Ils le lui ont reproché aussi… Finalement, ils lui ont notifié une sanction prise contre lui… Il est condamné à un an de bannissement dans une bourgade absolument déserte. Il doit partir lui aussi demain… »

« Qu’allons-nous faire, Mihiss ? »

« Fuir, mon chéri. Je te disais hier qu’il fallait réfléchir avant de rien entreprendre. Aujourd’hui, c’est tout réfléchi. Je préfère me faire tuer dehors, ou mourir de faim, plutôt que de subir le sort des autres. Ah ! notre bonheur aura été bien court… Mais viens, mon amour… Je suis maintenant ta femme. Je veux être complètement ta femme avant que le pire n’arrive… »

Quand nous sortîmes de notre chambre, où pendant deux heures nous avons oublié le tragique de notre situation, nous retrouvâmes Sarahor et Mra au studio. Ils étaient toujours rayonnants. Mais maintenant, il fallait les informer de ce qui se passait. Ce fut pour eux un coup horrible. Mais ils le subirent tous deux avec un courage qui m’étonna de la part de Mra. Cette jeune Horel était farouche et timide. Mais elle portait en elle des ressources d’énergie que nous n’avions pas soupçonnées.

La nuit approchait. Nous discutions de la situation et de la façon dont nous allions nous y prendre pour fuir, lorsque la porte s’ouvrit. Pflat entra.

Son visage était crispé. Il passait sa main sur son front. Nous fûmes figés par cette apparition, car nous pensions bien ne jamais le revoir.

— J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer, nous dit-il. Je comptais vous garder encore quelques mois auprès de moi. Mais ce n’est pas possible. Il va falloir que vous partiez…

— Pour aller où ? s’écria Mihiss. Pour aller au Bzolkr ? Pour y vivre comme ceux qui y sont enfermés ? Pour y croupir comme du bétail ? Pour y grandir démesurément ? Pour y être torturés ?

Sur le visage de Pflat, je n’avais jamais vu l’expression de la stupeur. Je la vis en cet instant-là, et c’était pénible. Ses traits se tordaient. Il balbutia :

— Comment savez-vous ?

— Nous savons tout, cria Mihiss. Je connais votre langue… J’ai suivi toute votre conversation. Je suis télépathe… Il y a trois semaines que je lis dans vos pensées, Pflat… J’ai visité avec Luigi votre salle de projections… J’ai vu ce qui se passe au Bzolkr… C’est horrible… C’est monstrueux… Votre peuple est un peuple cruel, abominable… Vous êtes un peu meilleur, mais vous nous abandonnez…

Pflat passa sa main translucide sur son front transparent.

— Calmez-vous, Mihiss, dit-il. Asseyez-vous tous… Laissez-moi vous parler… Laissez-moi prendre place dans ce fauteuil car je suis horriblement las… Non, je ne veux pas vous abandonner… Et c’est pour cela que je viens vous voir… Je ne devrais pas le faire, car je me sens solidaire de ceux de ma race… Mais je le fais, parce que j’ai maintenant pour vous de l’amitié et de l’estime… Je vous disais tout à l’heure que je pensais vous garder quelques mois encore ici. Ensuite, j’aurais avisé… Je n’ai pas pu le faire… Vous savez que je dis vrai, Mihiss, puisque vous avez pu suivre notre conversation… Vous savez que je vous ai défendus… Vainement, et je suis moi-même condamné à une peine grave… Et puisque vous savez déjà tant de choses, je peux bien vous dire maintenant ce que vous ne savez pas…

Il se tut. Il semblait horriblement fatigué.

— Parlez, lui dis-je assez sèchement.

Ma haine envers lui s’était atténuée, mais elle restait aussi vive envers ceux de sa race. Il reprit :

— Vous m’avez dit tout à l’heure, Mihiss, que nous étions un peuple cruel, abominable… Ce n’est pas vrai. Nous sommes un peuple comme les autres… Avec cette différence dont je ne tire aucun orgueil, mais qui est un fait dont vous convenez vous-mêmes : notre immense supériorité quant à l’intelligence et aux connaissances… À part cela, un peuple comme les autres, avec ses qualités, ses défauts, ses coutumes, ses traditions, ses besoins… Ses besoins de toute sorte et, avant tout, ses besoins biologiques. J’insiste sur ce dernier point, vous verrez pourquoi tout à l’heure. La nature est ainsi faite que les créatures qu’elle engendre ne peuvent vivre, hélas ! qu’en s’entre-dévorant. Vous le savez comme moi… C’est cette loi qui est cruelle, et non les créatures…

Il s’arrêta encore, passa sa main sur son front, prit sur la table où il était resté un flacon de rlot, et en but quelques gorgées.

— Continuez, lui dit Mihiss.

— Je continue… Notre civilisation est très ancienne… Comme je vous l’ai dit à tous, je crois, nous appartenons à une souche très différente des vôtres. L’aube de nos temps historiques remonte à plus de cent millénaires… Notre civilisation, comme toutes les autres, a connu des hauts et des bas. Notre grand essor date de ce que nous appelons l’ère de Sohir, qui a maintenant plus de vingt-sept mille ans… Nous avons fait depuis lors des progrès fantastiques… Nous connaissons l’astronautique depuis plus de vingt millénaires…

— Je veux bien le croire, dis-je.

— Je n’entrerai pas dans les détails de cette longue histoire. Mais je veux vous parler d’une de nos particularités les plus remarquables. Pour vivre, il nous faut, comme à vous, de l’air à base d’oxygène, certaines conditions de température, de pression. Il nous faut aussi manger, mais nous nous alimentons de deux façons… Nous mangeons comme vous. Nous sommes même végétariens. Nous nous nourrissons exclusivement de frliottl, une plante à grosses graines qui nous donne cette bouillie que nous appelons le frlap et que vous connaissez. Mais il nous faut aussi, sous peine de famine et de mort, nourrir directement nos esprits, et nous ne pouvons le faire qu’au moyen des influx provenant des cerveaux d’autres créatures intelligentes…

J’eus un frisson d’horreur. Sarahor grommela coléreusement. Mra fit entendre une plainte gutturale. J’avais compris, en un éclair, à quoi servaient les prisonniers enfermés au Bzoîkr.

— Ne vous récriez pas, reprit Pflat. Ne nous jugez pas avant de m’avoir entendu… Nous sommes faits ainsi. Est-ce notre faute ? Dans vos civilisations, ne sacrifiez-vous pas, pour satisfaire à vos besoins, des millions de créatures vivantes, et qui souffrent ? J’ai lu, Luigi, dans un livre provenant d’une de vos planètes, que chez vous, par exemple, pour engraisser plus vite des volatiles que vous nommez des oies, et pour faire grossir leur foie, vous leur crevez les yeux, vous clouez leurs pattes sur des planches et vous les gavez avec un bâton. Ce n’est même pas pour satisfaire un besoin impérieux, mais par goût de luxe. Comment nommez-vous cela ? De la cruauté ? Nous n’avons jamais fait, nous, de choses semblables. Nous n’avons jamais fait souffrir un être vivant par caprice ou par gourmandise… Nos principes moraux s’y sont toujours formellement opposés, et nous les avons toujours respectés…

Il se tut un instant et personne ne broncha.

— Nos lointains ancêtres, avant l’ère de Sohir, n’utilisaient, d’ailleurs que des créatures dont l’intelligence était à peine plus élevée que celle des animaux les plus évolués. Mais à mesure que notre propre intelligence grandissait, nos besoins grandissaient aussi. L’astronautique nous ouvrit des champs nouveaux et de nouvelles ressources. Mais nous savons que dès cette époque, un grand nombre de nos aïeux étaient tourmentés par ce problème. Il leur répugnait de réduire à l’état de bétail des créatures qui leur étaient inférieures, mais qui n’en étaient pas moins intelligentes. Et, brusquement, le problème fut résolu. Après la découverte de la translation quasi instantanée dans l’espace, une de nos missions d’exploration se posa un jour sur une planète étrange, la planète Pfra, à des milliers d’années de lumière de la nôtre. Ils y trouvèrent des créatures plus étranges encore, les Brlists – créatures énormes, intelligentes, informes, et qui vivaient fixées au sol, comme des végétaux ou, mieux, comme des rochers. Elles débordaient d’influx nerveux, qui se répandait autour d’elles. Nous pûmes entrer en contact avec ces êtres bizarres. Nous avons appris que la surabondance même de leurs émanations mentales leur causait du souci, viciait l’air et le sol et risquait finalement de compromettre leur équilibre vital. Nous avons, après maintes études auxquelles ils participèrent, conclu avec eux un traité. Les Bomors étaient en effet parvenus à capter, à emmagasiner, à conserver intact et à utiliser le trop-plein d’intelligence, si je puis dire, des Brlists… Une sorte de symbiose à travers l’espace s’établit entre les deux peuples, pour le bien de l’un et de l’autre. De telles symbioses sont plus fréquentes dans la nature qu’on ne le pense… Nous avions toute une flotte d’astronefs spéciaux qui se consacrait uniquement à ce travail…

— Étrange, murmura Mihiss.

— Et cela dura pendant des milliers d’années… Jusqu’à la grande catastrophe. Elle survint il y a six ans et fut aussi soudaine qu’inexplicable. Notre planète était à ce moment-là très peuplée… Mais moins que certaines des vôtres. Nous avons toujours su adapter le nombre des habitants aux possibilités de les nourrir, et surtout de les nourrir de la façon dont je viens de vous parler. Nous étions un peu plus de cinq millions, et le gros de la population – plus de la moitié – était concentré dans cette ville de Bophal où nous sommes et où nous avions su nous entourer de toutes les commodités et même de tous les luxes. Le cataclysme survint au milieu de la nuit. Nous pensons, mais sans en avoir la preuve, qu’il s’agit de radiations inconnues dans le champ desquelles passa notre planète. Ces radiations ne détruisirent ni nos villes ni nos installations, mais elles tuèrent. Elles tuèrent sur la planète Rrfac tous les êtres vivants, sauf les végétaux… Parmi les Bomors ne survécurent – et ce fut mon cas – que ceux qui étaient à ce moment-là dans l’espace à bord des astronefs, et uniquement des astronefs fonctionnant selon les mêmes principes que ceux que possèdent certaines de vos civilisations. Car le cataclysme eut aussi d’autres effets et fit en particulier disparaître, d’une façon également inexplicable, toute possibilité de « navigation instantanée ».

Pflat but encore une gorgée de rlot et poursuivit :

— Nous nous sommes retrouvés en tout et pour tout une dizaine de mille sur cette planète morte. Et sans aucun moyen de reprendre contact avec les Brlists, qui doivent souffrir eux aussi terriblement de cette catastrophe. Je passe sur ce que j’ai vu à mon retour. Ce fut effroyable. J’avais une épouse tendrement aimée. Elle était morte. La nourriture ordinaire ne nous manquait pas, puisque la culture automatique du frliottl se poursuivait. Mais les réserves de nourriture mentale furent vite épuisées. Et pas le moindre animal à qui nous aurions pu soutirer le peu d’influx intelligent qu’il possédait. La famine « mentale » fut atroce. Il y eut des scènes terribles, des actes comparables à ce qu’on appelait, Luigi, dans le passé lointain de votre civilisation, l’anthropophagie. Nous fûmes quelques Bomors à tenter de remettre de l’ordre et à essayer de nourrir les survivants du drame planétaire. C’est alors qu’avec nos astronefs encore en état de marche, c’est-à-dire les astronefs ordinaires et peu rapides, nous avons commencé à effectuer des prélèvements chez les humanoïdes des planètes les plus proches. Nous choisissions les moins peuplées, car nous nous sentions très vulnérables en raison de notre petit nombre. Nous n’étions plus que quatre mille à ce moment-là, et nous ne sommes pas beaucoup plus de trois mille maintenant, presque tous concentrés dans Bophal. Le procédé du « grandissement », de la « croissance accélérée », datait d’avant notre prise de contact avec les Brlists. Nos ancêtres avaient remarqué que ce « grandissement », obtenu au moyen d’une simple piqûre, augmentait le volume des influx nourriciers. Nous avons repris les mêmes méthodes qu’eux. Ah ! nous savions bien que tout cela était terrible. Mais nous préférions ne pas y penser, pas plus que vous ne songez à visiter vos abattoirs et à vous délecter de ce qui s’y passe. Nous préférions n’avoir aucun contact avec nos victimes, ne jamais les voir, ignorer leur existence. Toute race aspire à survivre… Nous aspirions à survivre, et nous n’avions pas d’autres moyens… Au Bzolkr, puisque vous connaissez le nom de cet horrible endroit, tout se passe automatiquement, au moyen d’appareils à ondes « forlkrafs » et de robots. Chacun de nous reçoit périodiquement, chez lui, tout comme on reçoit l’électricité, l’aliment mental nécessaire à sa survie et capté dans les chambres bleues. Voilà, vous savez tout…

Il y eut un moment de silence, affreusement pénible. Mais brusquement, Mihiss demanda :

— Et vous ? Que faisiez-vous dans tout cela ? Que faisiez-vous de nous ?

Pflat passa sa main sur son front.

— Oh ! moi… Ce que j’ai fait fut le plus grand tourment de ma vie… Malgré nos razzias périodiques, nous continuons à souffrir de cette sorte de faim dont je vous ai parlé. Notre conseil de gestion, dont je fais partie, me demanda de rechercher, en ma qualité de savant, s’il n’y avait pas quelque moyen, sans augmenter le nombre des captifs, d’augmenter le rendement. Excusez-moi d’utiliser ces mots horribles. On me proposa de m’amener des prisonniers afin que je les étudie plus en détail qu’on ne l’avait fait jusque-là. En principe, ils ne devaient pas être piqués pour grandir. Je réparai l’erreur commise sur Luigi. Il s’agissait de trouver un procédé pour accroître leur intelligence, car plus un sujet est intelligent, plus le flux nourricier est intense. Je ne pouvais pas refuser cette tâche. Je suis solidaire des miens. Mais il s’est trouvé que je vous ai pris en amitié, comme l’aurait fait n’importe quel autre Bomor à ma place, et que peu à peu je me suis pris moi-même en horreur…

« Je n’ai pas tardé à découvrir un procédé d’amélioration du rendement qui fut mis en application au Bzolkr, avec succès. Mais je vous ai gardés avec moi, alors que j’aurais dû vous renvoyer à ce moment-là. On s’en est aperçu. J’ai eu des discussions terribles, à diverses reprises, avec les membres du conseil qui venaient me relancer… Je leur ai dit toute ma pensée… Je leur ai dit que nous menions une lutte vaine. Depuis longtemps déjà, en fait depuis la catastrophe, je suis convaincu que nous sommes perdus… Nous ne sommes plus que quelques fantômes dans cette ville immense… Nos installations fonctionnent encore, mais la décrépitude les guette… Chez nous, l’élément féminin est réduit à l’extrême, pour la raison que les femmes étaient peu nombreuses à voyager dans l’espace, et donc furent peu nombreuses parmi les rescapés… Nous n’avons que très peu d’enfants… Pour moi, c’est folie que de faire souffrir des créatures vivantes et, qui plus est, des créatures intelligentes, pour prolonger une flamme qui s’éteint. Mais n’en veuillez pas à ceux de ma race. Ils veulent vivre encore, comme tout ce qui vit et se débat dans ce vaste univers. Ils ont pris la décision que vous savez… Mais je ne vous abandonnerai pas… Je ne vous livrerai pas…

Il y eut un nouveau silence.

— Que comptez-vous faire ? demandai-je.

— Oh ! je ne peux pas faire ce que vous souhaiteriez. Je ne peux pas vous ramener sur vos planètes. Cela m’est impossible. Mais je vais vous aider à fuir, à vous réfugier dans un endroit où vous pourrez au moins mener tous les quatre une vie libre. Venez dans mon cabinet. Je vous donnerai des cartes, des plans, des indications, des livres en langue bomor qui vous apprendront beaucoup de choses utiles. La région où je vous envoie est absolument inhabitée. Mais vous n’y mourrez pas de faim, vous. Les cultures automatiques de frliottl fonctionnent toujours. Je ne vous donnerai pas d’armes. Je ne veux pas que vous vous mettiez dans le cas de tuer un Bomor, car je ne veux pas trahir ceux de ma race. Mais je vous donnerai des vivres pour le voyage. Venez.

Nous le suivîmes. Il nous parla encore pendant une heure et fit apporter par les robots tout ce qu’il avait promis de nous donner. Il ajouta en terminant :

— Vous partirez un peu avant l’aube… Ce sera l’heure la plus propice. Je vais me reposer d’ici là, car je suis exténué. Quand je vous reverrai, je vous mènerai sur le toit de ce palais où se trouvent quelques petits appareils volants. Vous en prendrez un. Je vous expliquerai comment vous en servir. Rien n’est plus facile. L’endroit où vous irez est très proche de celui où je vais moi-même subir ma peine de bannissement, dans la solitude la plus complète. J’ai indiqué aussi son emplacement sur la carte. Mais ne venez pas me voir, sauf en cas d’extrême nécessité. Votre visite me donnerait de la joie. Mais je ne puis vous inviter, ne serait-ce que par loyalisme envers les miens…

Il semblait très ému. Il ajouta :

— Refuserez-vous, maintenant que vous savez tout, de me serrer la main ?

Mihiss fut la première à faire ce geste de paix. Je l’imitai. Sarahor aussi. Mra hésita un peu et fit de même.

— Qui sait, nous dit enfin Pflat, si ce ne sont pas vos descendants qui seront appelés à repeupler cette planète ? Car vous aurez des enfants, j’en suis sûr… Maintenant, allez vous reposer. Vous en avez besoin…

Je suis seul dans le studio que nous allons quitter avant l’aube. Pour quel destin ? Mes compagnons dorment. Mais j’ai voulu noter les péripéties de cette journée pendant qu’elles sont encore toutes fraîches dans mon esprit. Je n’ai pas refusé ma main à Pflat, mais je continue à détester les Bomors. Pourtant, je suis troublé. Pourquoi, dans cet univers, toute vie ne peut-elle subsister qu’au dépens d’autres vies ?